[DOSSIER] « BLACK BLOC » : LE COTÉ OBSCUR DE LA FORCE

[— ARTICLE MIS À JOUR À DEUX REPRISES : EN OCTOBRE 2017 ET EN MARS 2023 —]


Le « Black Bloc » n’est pas et n’a jamais été une structure ou une organisation : c’est une méthodologie d’action en manifestation qui a été « importée » en France à l’occasion du contre-sommet de l’Otan, qui s’est déroulé en avril 2009 à Strasbourg. Les militants français étaient alors activement impliqués dans le mouvement étudiant et lycéen contre la Loi de Responsabilité des Universités (dite « LRU » ou Loi Pécresse). Il y avait régulièrement des blocages et des manifestations dans tout le pays et ce depuis plusieurs semaines. Des Universités étaient bloquées depuis le début du second semestre (c’est à dire le mois de janvier), certaines occupées de jour comme de nuit : à Rennes, Toulouse, Nantes, Paris, Lille et Strasbourg.



C’est donc dans un climat social tendu, alors que des Coordinations Nationales Étudiantes (CNE) bi-mensuelles sont organisées dans différentes villes du pays, avec des délégations envoyées par les Assemblées Générales (AG) d’universités en grève, que le contre-sommet de l’Otan est organisé à Strasbourg. La France est alors présidée par Nicolas Sarkozy, qui annonce le grand retour du pays dans l’organisation militaire transatlantique. Des dizaines de chefs d’états sont invités, dont Barack Obama récemment élu et qui fait à cette occasion sa première visite officielle en Europe.


« LA BATAILLE DU RHIN » • Contre Sommet de l’Otan à Strasbourg (avril 2009)

(Réalisation : Gaspard Glanz pour StrasTV.com
Images : Gaspard Glanz, Joseph Pasquier, Salim Sikha, Jeremy Suselin)



Un village alternatif s’installe à huit kilomètres au sud du centre-ville de Strasbourg, entre le port sur le Rhin et l’extrémité sud du quartier populaire du Neuhof dans une zone semi-rurale que l’on appelle « la Ganzau ».

Les Français, qui sont pourtant dans une dynamique sociale depuis quatre ans (mouvement contre la loi Fillon sur l’école en 2005, le CPE en 2006, la LRU1 en 2008, la LRU2 en 2009…) sont clairement impressionnés par les méthodes de l’impressionnant contingent de militants Allemands, dont le nombre est renforcé par la position géographique de Strasbourg et la proximité de sa frontière. Ceux-ci sont organisés en « Blocs », par villes (Bloc Frankfurt, Bloc Hamburg, Bloc Berlin…), construisent des cabanes collectives, organisent des cantines distribuants plusieurs milliers de repas par jour, tractant des manuels de conseils juridiques et médicaux en plusieurs langues… Cela ne s’était jusqu’alors jamais vu en France.



Manifestation contre les violence policières suite à la mort de Rémi Fraisse

Rennes, FRANCE – 27 octobre 2014 – Images : Gaspard GLANZ


Dès les premières journées d’action et avec une frange plus réduite d’Italiens, de Grecs et de quelques Suisses : les Allemands s’affichent en noir, parviennent à se retrouver dans la foule grâce à des cris d’appels communs, utilisent des techniques d’assauts groupés et des retraits stratégiques, des feintes, des fusées éclairantes et des cocktails molotovs, et ils tirent allègrement aux mortiers d’artifices sur les hélicoptères s’aventurants à trop basse altitude.

Pour la majorité des militants Français qui n’avaient jusqu’alors jamais structurés une seule de leurs actions collectives de cette façon : c’est une découverte totale. En l’espace de trois jours d’actions et de manifestations partagés avec les différents « Blocs » internationaux : ils vont adopter et partager les codes du Black Bloc.

Puis, revenus dans leurs villes respectives et dans leurs Universités occupés, les militants ayant vécus le contre sommet de l’Otan se chargeront d’en répandre les leçons apprises et les méthodes d’actions utilisées. Dans les assemblée générales, au sein de groupes affinitaires, de syndicats… Ce sont ces mêmes méthodes que celles que l’ont retrouve aujourd’hui utilisées régulièrement sous le terme de « Black Bloc », dans les manifestations en France et ailleurs en Europe.


RIOT 5 • #NOG20 : BRENNT HAMBURG ?!

Hambourg, Allemagne – 6/7 juillet 2017 – Images : Gaspard GLANZ


Si l’on ne reverra pas réellement de « Black Bloc » dans une manifestation en France de 2009 jusqu’aux années 2012/2013 à Nantes et Rennes (dans une certaine mesure à cause de la proximité de la ZAD de Notre Dame des Landes ou ces méthodes sont, avec succès, testées puis employées dans un milieu rural et forestier), c’est simplement parce que le climat social n’était pas propice aux manifestations de masse entre ces deux périodes.

La suite de cette histoire, tout le monde la connait : la militarisation des techniques de maintien de l’ordre (tout particulièrement la généralisation de l’usage du Flashball LBD40, simultanément à la multiplication de l’utilisation des différents types de grenades), la mise en place de l’état d’urgence et la multiplication des cas de violences policières, a conduit la méthodologie du « Black Bloc » à s’imposer par logique d’efficacité stratégique face à la Police.

Jusqu’à une forme d’apogée en 2016 durant le mouvement contre la Loi Travail ; Puis avec un rebond en 2017 dans les manifestations contre les violences policières (Adama Traoré, Théo, Shaoyo Liu…), et enfin dans le contexte de l’élection présidentielle (les manifestations du 1er mai et du 8 mai 2017, ainsi que les défilés contre l’extrême droite contemporains à la campagne électorale).



#LOITRAVAIL 14/6/2016 • PARIS : LA DERNIÈRE SOMMATION

Paris, FRANCE – 14 juin 2016 – Images : Gaspard GLANZ


Nous aimons bien franciser les expressions étrangères mais le « Cortège de Tête » n’est pas un synonyme parfait du « Black Bloc ». C’est aussi la description d’un lieu, d’une position devenue stratégique et à occuper durant les manifestations partagées avec les autres entités qui défilent : les syndicats, les organisations et les partis politiques « classiques ».

C’est un lieu de revendication dites « libertaires » et/ou « autonomes », aux méthodes plus radicales que le reste du défilé. Placé à l’avant, c’est ce groupe et ses banderoles qui guide le reste de la foule à travers les rues.


#LOITRAVAIL 31/3/2016 • PARIS : ÉMEUTE, PLUIE, BLACK BLOCS

Paris, FRANCE –  31 mars 2016 – Images : Gaspard GLANZ


Le « cortège de tête » n’est pas qu’un Black Bloc qui s’organise pour se protéger contre la police, c’est aussi un lieu ou l’on envoie un message aux autres entités sociales partenaires : nous représentons la jeunesse, nous sommes nombreux, nous sommes efficaces, c’est de nous et de nos actions que l’on parlera, nous pesons plus que vous dans le rapport de force ; Nous agissons concrètement en nous affrontant aux murs érigés, en prenant les risques que cela implique, en s’équipant et en s’organisant pour y parvenir. Nous ne défilerons pas sagement : nous sommes en colère et ceci en est notre manière de l’exprimer dans l’espace public.

Le « cortège de tête » a cela de différent avec le simple Black Bloc qu’il a aussi le regard tourné vers l’arrière : cherchant à convaincre les autres de rejoindre ses rangs en soulignant par les faits l’historique inefficacité, l’inadaptation au monde d’aujourd’hui des interminables défilés consistant à manger des saucisses et à écouter de la musique, pendant qu’un préposé au mégaphone vous hurle des slogans désuets.


#FRONTSOCIAL 12/9/17 • PARIS : LA RENTRÉE SOCIALE

Paris, FRANCE –  12 septembre 2017 – Images : Gaspard GLANZ


Tant que la dynamique sociale s’amplifie : le « Cortège de Tête » grandit. Sa fréquentation augmente, ses actions sont plus nombreuses et plus réfléchies, plus « osées ». L’évacuation des blessés, le repérage en amont et autour du cortège, la garantie d’un échappatoire sécurisé lors des dispersions deviennent des automatismes de groupe. En général la Police n’ose plus pénétrer à l’intérieur de ces « Blocs » devenus compacts et de grandes dimensions, sauf à profiter d’une faille dans celui-ci pour faire une percée et le couper en deux, voir en plusieurs morceaux. Si l’on observe les « Cortèges de Têtes » des manifestations du mois d’avril 2016 à Rennes et à Nantes, du 14 juin 2016 ou du 1er mai 2017 à Paris : on observe que ceux-ci sont très bien structurés et résistent à la plupart des assauts qui leurs sont faits ; Tout en parvenant à conquérir et/ou à détruire les objectifs prévus. Les forces de l’ordre sont alors clairement dépassées, ou à minima aux frontières de leurs capacités de « gestion des foules ».

Mais lorsque la dynamique s’épuise : le « Cortège de Tête » diminue drastiquement en taille. Cela n’implique pas immédiatement qu’il soit moins efficace dans la réalisation de ses objectifs, car les premiers éléments à le quitter ne sont pas les plus impliqués, pas forcement les plus en avant dans les affrontements ou les actions. La taille diminue mais la radicalité augmente mécaniquement. C’est en général à ce moment là que les divisions au sein du groupe constitué apparaissent. Certains voulant continuer sur une trajectoire exponentiellement offensive, d’autres voulant en rester au niveau actuel, d’autres enfin plaident que l’hémorragie force à adopter différents types d’actions… Ces nombreux débats font alors rage dans des cercles de plus en plus restreints, et dans des structures qui ne se regroupent plus, mais qui finissent par se diviser mutuellement. Elles ne se reconnaissent plus entre elles tout en ayant le sentiment de ne plus se battre pour les mêmes causes, ou les mêmes idées.


SOIRÉE DE GUERILLA URBAINE ANTIFASCISTE CONTRE UN MEETING DU FRONT

Rennes, FRANCE –  5 février 2014 – Images : Gaspard GLANZ


Ce constat n’est pas que d’une grande fatalité ; C’est aussi un effet pervers des longs mouvements sociaux. Lorsque les mêmes personnes militent côtes-à-côtes durant des semaines, des mois voir parfois même des années : elles finissent forcement par se regrouper en groupes affinitaires. Donc à s’organiser d’abord avec les personnes qu’elles connaissent, à fonctionner par réseaux de confiance et non plus simplement de convergence politique. Ceci est encore d’avantage le cas lorsqu’il s’agit de regroupements qui participent activement aux actions les plus risquées. Les nouveaux arrivants pouvant être des infiltrés de la Police ou des renseignements, ils pourraient mettre en danger l’ensemble du groupe : ce qui force instinctivement ses membres initiaux à en limiter la taille au noyau dur de confiance.

Le « Cortège de Tête » est donc un phénomène sociologique intimement lié à la structure des manifestations Françaises, celles de relativement grande ampleur et qui offrent aussi, de par la taille, une forme d’échappatoire en cas de dispersion prématurée. Alors que le « Black Bloc » est la simple définition d’une méthode consistant à s’équiper, à se structurer, à se déplacer et à agir d’une manière codifiée dans une foule manifestante.

Pour illustration : le « Black Bloc » que l’on a pu voir agir certains soirs du contre-sommet du G20 à Hamburg à l’été 2017, n’était pas un « Cortège de Tête » puisqu’il était la manifestation elle-même et dans son ensemble. Autre exemple : le « Black Bloc » du contre-sommet de l’Otan en 2009 n’était pas seulement en tête du cortège de la grande manifestation anticapitaliste réunissant plusieurs milliers de personnes : il agissait totalement en marge de celle-ci, parfois à plusieurs kilomètres de distance d’elle. Et par ailleurs en totale autonomie les deux premiers jours du contre-sommet.


#NOG20 @ HAMBURG • DAY6 : THE BATTLE OF HAMBURG

Hambourg, Allemagne – 7 juillet 2017 – Images : Gaspard GLANZ


Qui compose cette fameuse « nébuleuse » du « Cortège de Tête » ? Pour la plupart et très classiquement dans les manifestations de ce type depuis 1968 : des lycéens, des étudiants, des jeunes travailleurs, des précaires, des syndicalistes voulant vivre une manifestation différemment qu’en tenant une banderole et en chantant l’internationale… Ainsi que tout un tas de personnes que vous ne soupçonneriez pas une fois le masque tombé. Des personnes souhaitant établir un rapport de force plus équitable face à une police surarmée, en participant majoritairement à faire nombre et sans commettre forcement de violences. Ça c’est pour le trombinocscope officiel.

Ensuite il y a quelques organisations (majoritairement sans existences juridiques) qui, disons-le sans craindre de surprendre les services de renseignements : relaient des techniques, font de la formation basique, servent de « grand-frères » sur certains terrains… N’essayant surement pas de canaliser et encore moins de diriger une quelconque action, ces personnes font office de « conseils » en se tenant le plus souvent à l’arrière, mais qui parfois prennent part aux actions lorsque la situation le nécessite. Comme cela s’est d’ailleurs toujours fait dans les mouvements sociaux.

L’expérience des anciens, si elle est effacée, forcera les nouvelles générations à reproduire les mêmes erreurs et à en subir les mêmes conséquences. Cela n’empêchera pas les plus jeunes ou les plus « inexpérimentés » d’agir en totale indépendance et parfois même en totale décadence si cela leur passe par la tête. Mais lorsque les choses deviennent vraiment sérieuses, les organisations et leurs militants ont toujours eu un rôle à jouer.


#BLOCUSPOURTHEO ET MANIFESTATION DES LYCÉENS

Paris, FRANCE –  28 février 2017 – Images : Gaspard GLANZ


Depuis le début de la 5e République et surtout depuis la mise en place de l’état d’urgence il y a deux ans : les manifestations débouchants sur de violents affrontements avec la Police n’auront jamais été aussi nombreuses, violentes et rapprochées. Les morts cotés manifestants, les blessés dans les deux camps ainsi que les arrestations n’auront jamais atteint des chiffres aussi important. Pour une simple journée de mobilisation la police française n’avait jamais fait autant usage de gaz lacrymogènes et de grenades de désencerclements, et/ou jamais tiré autant de Flashball/LBD40.

Elle n’avait jamais manifesté pour dénoncer la « Haine Anti-Flics », allant jusqu’à se rapprocher ouvertement de l’extrême droite politique pour faire pression sur le gouvernement. Cette police n’avait jamais fait autant de morts et de blessés en manifestations (incluant les ZAD), sur un laps de temps aussi court. Et cela sans même se risquer à faire la liste des morts ou à évoquer le sort réservés aux habitants des quartiers populaires, en Île-de-France comme en Province.


BOBIGNY : LE RASSEMBLEMENT #JUSTICEPOURTHEO TERMINE EN ÉMEUTE

Bobigny, FRANCE –  11 février 2017 – Images : Gaspard GLANZ


Le climat général est donc particulièrement mauvais, et tendu. Le risque de convergence entre les « manifestants des centres-villes » et les mouvements anti-bavures policières dans les quartiers populaires (ce fameux scénario tant redouté par Nicolas Sarkozy lors des émeutes de 2005 suite à la mort de Zyed et Bouna, érigé en boite de pandore par les services du ministère de l’intérieur de l’époque), n’est même plus qu’un « scénario », c’est devenu la réalité.

Cela n’a pas arrêté de se produire depuis les échanges d’expériences rendus possible par « Nuit Debout » place de la République à Paris, en marge du mouvement contre la Loi Travail. Et pour la première fois dans une manifestation, devant le Tribunal de Grande Instance de Bobigny et à la suite de l’affaire Theo en février 2017.

Quelques mois après la mort d’Adama Traoré, on a vu cette convergence s’opérer sur le terrain. Depuis les échanges continuent, les contacts et la convergence entre les deux parties s’opère chaque jour un peu plus ; Un peu plus à chaque nouvelle bavure policière.

Pas étonnant que le gouvernement ait commandé un million deux cent mille grenades et autres de munitions anti-émeutes pour les 4 années à venir.